C’est en devenant une puissance politique et militaire que l’Europe renouvellera son alliance avec l’Amérique

Tribune collective parue dans Le Monde, le 24 décembre 2020

Pour sauver la démocratie, partout menacée, l’heure n’est plus aux batailles fratricides mais à resserrer les rangs entre les États-Unis et l’Union européenne, qui doit enfin se doter d’une défense commune, plaident, dans une tribune au « Monde », l’eurodéputé Bernard Guetta et vingt-six autres membres du groupe Renew du Parlement européen.

Tribune

Le temps presse. Les défis que nous avons à relever, nous, démocrates européens et américains, sont immenses car le respect des droits de l’homme et la concertation entre les nations, les valeurs et principes sur lesquels l’ordre international avait été refondé aux lendemains de la défaite nazie sont maintenant contestés par des puissances politiques et des courants intellectuels toujours plus nombreux.

Il y a la Chine, la Turquie, les Philippines ou la Russie, mais les États-Unis connaissent, eux, la montée du complotisme, tandis que l’Union européenne doit compter avec des « démocraties illibérales » et l’enracinement d’extrêmes droites nationalistes séduites par les régimes les plus autoritaires. Partout menacée, la démocratie peut perdre la bataille, et cette seule possibilité nous interdit le luxe des querelles secondaires et de la division.

Parce que nous sommes dans la même tranchée, nous ne pouvons plus, nous, démocrates américains et européens, laisser les différends commerciaux des États-Unis et de l’Union européenne dégénérer en empoignades fratricides. Entre nous, la règle ne doit plus être la rétorsion mais le compromis. Loin de nous autoriser tous les coups, la compétition entre nos industries doit nous conduire, au contraire, à nous imposer des règles communes en matière d’aides publiques, d’environnement et de fiscalité, afin de pouvoir resserrer nos rangs sur la scène internationale.

C’est la première des révolutions culturelles que nous avons à opérer et, parallèlement, nous ne pouvons plus faire, nous, les Européens, comme si l’élection de Joe Biden nous garantissait la même protection militaire qu’au temps de la guerre froide. Ce ne serait qu’illusion car les États-Unis n’ont plus d’intérêts vitaux à défendre en Europe. Ils n’ont même plus d’approvisionnements pétroliers à s’assurer au Proche-Orient, et leurs priorités d’aujourd’hui – ils le disent, nous le savons – sont le Pacifique et l’Asie, la zone où ils doivent relever le défi chinois.

Sauf à nous retrouver nus face aux nostalgies des empires défaits, aux chaos des mondes musulmans, au terrorisme djihadiste et à la poussée de la Chine, nous devons donc nous doter d’une défense commune. Dans aucune des capitales de l’Union, cette perspective n’est plus l’absolu tabou qu’elle avait constitué. Pourtant, nous ne nous hâtons guère de passer aux actes.

Certains d’entre nous craignent de renouer avec la puissance militaire. D’autres ne veulent pas risquer de précipiter un désengagement américain. D’autres encore, souvent les mêmes, ne se résolvent pas à accroître leurs difficultés budgétaires en augmentant leurs dépenses militaires et, sans même se l’avouer, beaucoup des États membres persistent à croire que, la parenthèse Trump refermée, le parapluie américain se rouvrira, comme au bon vieux temps.

Eh bien non ! Le « pivot » américain vers l’Asie remonte au second mandat de George W. Bush et Joe Biden ne le remettra pas en question. Non seulement nous devrons, en Europe, ouvrir nos porte-monnaie, mais nous devrons affirmer une politique étrangère commune et nous habituer à défendre seuls nos intérêts.

L’Union doit accepter de devenir une puissance – si nous ne le faisions pas, les États-Unis n’auraient bientôt plus aucune raison de ne pas laisser les liens transatlantiques se distendre, car pourquoi conserver une alliance dans laquelle nous ne leur apporterions rien ? Ce n’est pas en développant une défense commune mais en ne le faisant pas que nous déferons nos liens avec les États-Unis.

C’est uniquement en devenant une puissance politique et militaire que l’Union européenne pourra durablement resserrer sa nécessaire alliance avec l’Amérique. Alors oui, nous avons encore, nous, les Européens, une révolution culturelle à faire mais, tout autant que nous, les Américains ont à revoir leur façon de penser notre alliance.

Les Américains ne peuvent pas, en même temps, s’éloigner de l’Europe et continuer d’espérer la diviser pour y régner. Ils ne peuvent pas attendre de nous que nous financions notre protection, et continuer à tant faire pour entraver le développement d’une industrie de défense européenne qui, forcément, viendra concurrencer la leur.

Les États-Unis ne peuvent pas à la fois nous appeler à nous défendre par nous-mêmes et encourager des États de l’Union à freiner le développement d’une défense européenne. Les États-Unis ne peuvent pas vouloir pérenniser l’Alliance atlantique et continuer à rêver de négocier un modus vivendi avec la Russie par-dessus la tête de l’Union.

Les États-Unis ne peuvent pas, non plus, laisser M. Erdogan rester dans l’Alliance atlantique tout en s’en prenant aux intérêts et à la sécurité de l’Union européenne. Si les démocrates américains veulent pouvoir défendre la démocratie avec nous, ils doivent accepter, entre eux et nous, une répartition de l’influence, des rôles et de la puissance.

Si les États-Unis veulent que les Vingt-Sept puissent mettre leur poids dans la balance face à la Chine, ils doivent se faire à l’idée que l’Europe entende peser par elle-même. Si les États-Unis ne veulent plus être les gendarmes du monde, ils doivent savoir en tirer les conséquences et reconnaître un égal en l’Union.

De notre côté, si nous voulons constituer, nous, Européens, l’autre pilier d’une Alliance atlantique devenue l’alliance de deux puissances égales en droits et en devoirs, nous devons définitivement opter pour la souveraineté commune, la volonté d’être qu’elle demande et le prix qu’elle exige.

Si nous voulons tous, démocrates américains et européens, unir nos forces pour défendre la démocratie, c’est sans perdre un jour que nous devons faire, des deux côtés de l’Atlantique, les pas nécessaires au renforcement de notre alliance et, donc, à sa redéfinition.

Signataire : Bernard Guetta, député européen du groupe Renew, membre de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, ancien journaliste au Monde et à France Inter.

Cosignataires (tous députés européens du groupe Renew) : Stéphane Bijoux, Gilles Boyer, Sylvie Brunet, Pascal Canfin, Ilana Cicurel, Catherine Chabaud, Olivier Chastel, Jérémy Decerle, Pascal Durand, Laurence Farreng, Sandro Gozi, Christophe Grudler, Valérie Hayer, Pierre Karleskind, Fabienne Keller, Nathalie Loiseau, Javier Nart, Dominique Riquet, Stéphane Séjourné, Irène Tolleret, Véronique Trillet-Lenoir, Hilde Vautmans, Marie-Pierre Vedrenne, Guy Verhofstadt, Stéphanie Yon-Courtin, Chrysoula Zacharopoulou.

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